L’Afrique du Sud et la lutte contre l’apartheid
Le 27 avril 1994, l’ANC gagne les élections en Afrique du sud, portant Nelson Mandela à la présidence de la république. Cette victoire de l’ANC a provoqué une grande joie dans tout le pays, chez les 25 millions de noirs qui y vivent. Pour eux, il s’agit d’une grande victoire après des siècles d’oppression et plus de 40 années d’apartheid, ce système barbare de discrimination raciale méthodique dans lequel tous les droits politiques étaient accessibles aux seuls blancs. Depuis 1948, les noirs étaient en fait des étrangers dans leur propre pays.
Depuis l’ANC et l’élection de Mandela, les populations noires du pays ont, au regard de la loi, les mêmes droits que les blancs et l’apartheid a été aboli. Cependant, est-ce que la vie des noirs d’Afrique du Sud a réellement changé, car pour l’immense majorité d’entre eux, c’est encore et toujours la misère. Sous l’apartheid, il n’y avait pas seulement de la discrimination contre les noirs, il y’avait d’énormes différences de salaires, de droits, de confort, de niveau de vie entre blancs et noirs. Ces inégalités ont-elles donc été réduites ? Quel était le rôle de l’apartheid ? Et quel fût la politique de l’ANC ?
Pour trouver une réponse à ces questions, il faut partir de l’histoire de l’Afrique du Sud pour voir comment s’est mise en place l’oppression des noirs et comment l’apartheid a pu apparaître puis être abolie.
1) La colonisation de l’Afrique du sud et les débuts de l’exploitation capitaliste
En 1652, l’Afrique du Sud commence à intéresser les européens et c’est ainsi que la compagnie néerlandaise des Indes Orientales y installe une escale pour ses bateaux à l’extrémité sud du continent africain, au cap de Bonne Espérance. Ils prennent donc peu à peu possession de cet endroit en fondant bientôt ici un port, un fort et une petite ville, Le Cap.
Sur ces terres, il y’avait déjà des peuples africains comme les Bushmen et les Hottentots qui vivaient surtout de la chasse et de l’élevage. Les colonisateurs hollandais, puis les vagues successives de migrants, en s’installant se heurtent à ces différents peuples qu’ils n’hésiteront pas à massacrer : fusils contre les lances. Nombre d’africains du Cap encore en vie seront réduits en esclavage.
La domination coloniale va durer quelques deux siècles et demi. Pendant cette période, des milliers de paysans venus d’Europe, fuyant la misère dans leur propre pays, s’installeront en Afrique où ils peuvent plus facilement trouver des terres. Mais ces paysans colons supportent souvent mal le pacte coloniale qui les lie à la compagnie (des contrats de 20 ans imposant de fournir un travail et des produits à la compagnie). Il y’eut donc des revendications, des émeutes, des révoltes et surtout des vagues successives dans le but de trouver des terres au-delà de la colonie. Là aussi ces nouvelles terres ne sont pas libres et par la force, les Treck boers (paysans migrants) réduisent en esclavage de nombreux africains qu’ils trouvent sur leur passage.
En 1795, la situation change et les Anglais, plus puissants que les hollandais, ne tardent pas à prendre le contrôle entier de toute la colonie. Mais les anglais et les descendants des hollandais (les boers ou encore les afrikaners) vont s’affronter. Par exemple, le gouvernement anglais va décider d’abolir l’esclavage ce qui provoque la colère immédiate des boers. Ces derniers refusent alors de payer les impôts, d’obéir au gouvernement anglais et de libérer leurs esclaves.
Face à la puissance supérieure de l’armée anglaise, les fermiers, les « boers » décident à nouveau de quitter massivement le Cap. Ils vont alors remonter vers le nord où ils découvrent bientôt des terres immenses déjà habitées par d’autres peuples africains comme les Xhosas ou encore les célèbres zoulous, véritable empire militaire dirigé par Chaka. Une fois de plus, c’est la guerre entre colonisateurs et les africains et des milliers de zoulous sont massacrés. Ils gagnent ainsi la suprématie sur le nord du pays. Au milieu du 19ème siècle, les rapports entre l’impérialisme britannique et les boers semblent se stabiliser. L’Afrique du sud est alors divisée en deux parties : les anglais, se désintéressant de l’intérieur des terres, contrôlent le sud du pays. Au nord, les boers ont créé des petits Etats, le Transvaal et l’Orange finalement reconnus par les anglais. Les boers possèdent alors des terres immenses et quantité d’esclaves noirs.
Cependant, la majorité des africains ne sont pas réduits en esclavage. Bien que leurs Etats aient été détruits, ils continuent de vivre de façon traditionnelle par peuples et par tribus en pratiquant l’agriculture et l’élevage sur leurs terres restantes.
Mais tout va changer à la fin du 19ème siècle. En 1867 et 1871, on découvre que le pays possède des réserves de diamant. Cette découverte va donner la fièvre à toute l’Afrique du sud, jusqu’en Angleterre et donner une impulsion brutale aux entreprises britanniques. Ce sont surtout des capitalistes anglais : la découverte de diamants et d’or en 1886 va provoquer une formidable ruée d’hommes et de capitaux. Les capitalistes anglais qui cherchent de nouvelles sources de profits sur le continent africain vont rapidement organiser des recherches systématiques. En 20 ans on découvre que le sous sol de l’Afrique du sud possède des richesses immenses. En marge de l’économie boer traditionnelle et paysanne va donc se développer très rapidement une industrie capitaliste. Ainsi, des centaines de milliers d’hommes quittent l’Angleterre et la misère des ouvriers d’Europe dans l’espoir de faire fortune en creusant la terre. En Afrique, les capitalistes anglais s’unissent pour acheter les terres et prendre le contrôle du sous sol et de ses richesses : 8 sociétés minières se partagent le ainsi l’or du Transvaal. (Cécil Rhodes : Gold Fields et de Beers)
Les compagnies minières anglaises, Cecil Rhodes en tête, ont de grandes ambitions et voudraient prendre le contrôle total des richesses minières de l’Afrique du sud, et pour y arriver prendre également le contrôle des territoires africains qui se trouvent plus au nord pour les exploiter aussi. Ils voudraient faire construire une grande ligne de chemin de fer, qui leur permettrait de transporter les richesses du continent africain jusqu’au Cap pour les ramener en Europe par bateaux : l’objectif est de créer un grand empire britannique « du Cap au Caire » selon Rhodes. Mais ce rêve impérial se heurte à un obstacle : pour l’essentiel, les mines d’or et de diamants se trouvent sur les territoires contrôlés par les Boers. Ces derniers imposent de lourds impôts aux compagnies minières ; ils essaient de leur contester la propriété des richesses extraites du sol, ils s’opposent à la suprématie des capitalistes anglais sur cette partie de l’Afrique.
La guerre des boers commence donc en 1899, l’Angleterre rassemble en Afrique du sud une énorme armée, équipée de fusils et de canons modernes et elle attaque les états boers avec la même férocité que toutes les guerres coloniales. Mais les boers sont assez peu nombreux, surtout paysans, ils n’ont pas d’équipements modernes, mais ils sont déterminés à garder leurs terres opposant aux anglais une guérilla acharnée. Pour briser leur résistance, les Anglais utilisent alors les armes de la terreur et de la terre brûlée. Ils détruisent les fermes, brûlent les récoltes et confisquent ou même massacrent les troupeaux afin de provoquer une famine. Ils arrêtent les femmes, les enfants, les vieux et tous les boers qui ne sont pas en état de se battre et ils les regroupent par la force dans des camps de concentration. Dans ces camps, 28 000 personnes, dont plus de 20 000 enfants, vont mourir de faim et de maladie.
Finalement, en 1902, les boers capitulent et l’ensemble de l’Afrique du sud devient une colonie anglaise. Plus tard, la Grande Bretagne chercha un accommodement. La réconciliation des dirigeants boers et de l’impérialisme britannique va se faire plus ou moins facilement : le capitalisme de l’agriculture sud africaine et le capitalisme anglais ne tarderont pas à n’être plus qu’un capitalisme sud africain lorsqu’ils exploiteront tout deux une même classe ouvrière, mais pour le moment les capitalistes anglais se frottent les mains : ils sont maintenant les maîtres absolus de l’or et des diamants du pays.
Mais il manque encore aux compagnies des mines pour pouvoir extraire les minerais du sous sol. Ils ont la propriété des sols, mais certainement pas le courage ou l’envie d’aller eux-mêmes s’enfoncer sous la terre, parfois à des centaines de mètres de profondeur, pour gratter la terre, dans des conditions horribles, pour récupérer un peu de poussière d’or. L’arrivée du grand capital impérialiste et le développement fulgurent des activités industrielles va alors bouleverser la société sud africaine en faisant apparaître une nouvelle force sociale : le prolétariat et les ouvriers.
Beaucoup de boers vont ainsi rapidement devenir ouvriers après la guerre qui les a ruiné : ne pouvant plus vivre de leur terre, ils vont chercher du travail dans les villes. Et puis les compagnies minières font aussi venir des anglais, qui en ont assez de la misère de leur propre pays et qui constitue souvent une main d’œuvre qualifiée dont elles avaient besoin. Mais ce n’est pas encore assez, les patrons voudraient payer encore moins cher leurs ouvriers, ils se tournent alors vers les africains. Mais la population locale, même pauvre et affamée, n’accepta pas facilement d’être réduite en esclavage. Les africains continuaient de vivre de leur culture et de l’élevage et préféraient rester paysans. Ils n’ont aucune raison d’aller s’enterrer dans les mines pour des salaires de misères. Les compagnies minières vont alors trouver une solution radicale à leurs problèmes de main d’œuvre en obligeant les noirs africains à venir travailler dans les mines.
Les autorités anglaises ont trouvé pour cela une solution très simples : il faut les faire crever de faim ainsi ils seront obligés de venir supplier les patrons de leur donner du travail dans les mines. Et les patrons pourront leur donner des salaires de misère, tout juste de quoi s’acheter un peu à manger. Les autorités mettent ce plan à exécution : en 1913 fut adopté la loi sur les terres indigènes. La plus grande partie des terres sont en fait confisqué sous prétexte d’institua des réserves dans lesquelles l’achat des terres pour les blancs seraient interdit. 17% des terres du pays leur sont réservées ; ils doivent y vivre, en la cultivant ou en élevant des troupeaux. Cependant 17% des terres c’est une misère parce qu’elles sont souvent pauvres et infertiles et parce que les noirs, eux, sont 80% de la population totale du pays. Ainsi les noirs sont trop nombreux dans ces réserves pour pouvoir manger à leur faim et comme prévu, des centaines de milliers de noirs sont alors obligés d’aller se faire exploiter dans les mines. C’est comme cela que la classe ouvrière noire est née en Afrique du sud.
Et cette classe ouvrière, elle a été tout de suite écrasée et considérée comme du bétail. Les mineurs africains ont été obligés d’aller habiter dans des compounds, c’est-à-dire des camps militairement gardés (qui existent d’ailleurs toujours en Afrique) où ils devaient rester pendant tout le temps de leur contrat de travail. Quand ils partaient, on les fouillait, complètement nus, pour vérifier s’ils n’essayaient pas de voler des diamants ou de l’or : l’Afrique du sud était en train de devenir un grand camp de travail forcé pour les noirs.
Les terres ainsi volées aux africains maintenant parqués dans les réserves ont été données aux riches fermiers blancs, surtout boers qui avaient déjà des grandes fermes, avec des dizaines ou des centaines d’ouvriers agricoles. C’est comme cela que les anglais se sont réconciliés avec les afrikaners riches, qui sont devenus de gros capitalistes de l’agriculture, ils se réconciliés sur le dos des populations noires. On a alors parlé de « l’alliance de l’or et du maïs » c’est-à-dire l’alliance de la bourgeoisie anglaise des mines et de la bourgeoisie afrikaner de l’agriculture. Les anglais ont donc partagé leur pouvoir en cherchant à mettre en place un gouvernement et de multiples soutiens locaux : il y’a eu un parlement de l’Afrique du sud, le droit de vote pour anglais ou afrikaners alors qu’ils représentent 10 à 15% de la population globale du pays.
2) La bourgeoisie réussit à diviser la classe ouvrière, grâce au racisme (1922 – 1948)
C’est comme cela que l’Afrique du sud moderne a été construite. Les besoins du capitalisme ont créé une classe ouvrière blanche qui n’a très rapidement plus suffit aux capitalistes qui ont forcé les noirs à travailler dans les mêmes mines et pour les mêmes patrons. Les ouvriers noirs étaient plus durement traités, et bien plus mal payés que les ouvriers blancs. Ils subissaient de plus en plus une oppression raciste alors que les ouvriers blancs étaient aussi exploités, même s’ils l’étaient moins durement et ils l’étaient par les mêmes patrons.
Au début de ce siècle, la classe ouvrière a donc plusieurs couleurs de peau : il y’a une classe ouvrière blanche et une autre noire.
Cependant, rapidement, les ouvriers commencent à s’organiser. Les premiers ouvriers à s’organiser contre les patrons sont les anglais, qui ont l’habitude et l’expérience des syndicats et des grèves en Europe. Entre 1880 et la fin du siècle, plusieurs sociétés ouvrières se créèrent, syndicats de métiers et corporatistes semblables aux syndicats anglais de l’époque. Puis des travailleurs noirs s’organisent à leur tour, ils créent un syndicat de travailleurs de l’industrie et du commerce en 1919 l’ICU. Plus tard encore, les travailleurs indiens se rassembleront à leur tour dans le cadre de syndicats. Dans tout le pays, les travailleurs blancs, noirs, indiens, luttent contre leurs exploiteurs et la combativité des travailleurs noirs rejoint rapidement celle des travailleurs blancs. Mais ce qui est dramatique, c’est que tous ces travailleurs ne vont jamais lutter ensemble. Dans les années 1910, il y’a tout le temps des grèves de noirs, des grèves d’indiens, des grèves de blancs. Les ouvriers blancs sont étonnés de voir une telle combativité, mais ils ne luttent pas ensemble.
Il y’a pourtant des militants communistes qui ont soutenu la lutte des ouvriers noirs, et qui ont essayé de convaincre les ouvriers blancs de les soutenir aussi. Mais ces derniers sont peu nombreux et jugés dangereux par le gouvernement, ils sont rapidement arrêtés, leurs dirigeants expulsés. Mais pour la plupart, les syndicalistes blancs n’ont pas voulu appeler à la solidarité entre tous les travailleurs, noirs, blancs ou indiens. Cette unité des travailleurs était pourtant possible à de multiples reprises, mais il n’y avait pas assez de militants pour défendre ces idées.
En 1920, des grèves éclatent dans les mines, 71 000 mineurs africains se mirent en grève pour des augmentations de salaire. C’est une grève dure qui dura une semaine et qui montre que les travailleurs noirs sont décidés à se battre. Mais les mineurs blancs ne les soutiennent pas. La grève fut donc finalement écrasée à coups de matraques et de fusils. Plusieurs ouvriers sont fusillés par la police mais le mouvement ouvrier noir continua de se développer.
Les travailleurs blancs sont restés spectateurs de cette lutte et ils ont eu tort de ne pas apporter leur solidarité car bientôt c’est à eux que s’en prendront les patrons. Débarrassés de la résistance des noirs et le patronat est maintenant assez fort pour s’attaquer aux blancs. Les mineurs blancs sont 9 à 10 fois mieux payés que les noirs. Désormais il faudra se serrer la ceinture car les patrons des mines licencient des milliers de mineurs blancs et annoncent qu’elles vont embaucher à leur place des noirs : les compagnies annoncent qu’en plus des baisse de salaire, 5000 ouvriers européens seront remplacés par des ouvriers indigènes. Le chantage fonctionne à merveille, désormais les salaires des blancs devront diminuer, sinon ils seront tous licenciés.
L’attaque des patrons des mines est vécue comme une véritable provocation et déclaration de guerre. Elle provoque une énorme explosion de colère chez les mineurs. Début janvier 1922, 30 000 mineurs arrêtent le travail dans le Rand. Et pour montrer qu’ils ne laisseront pas faire, ils prennent des armes et s’organisent en commandos pour faire face à la répression de l’armée et de la police.
Le gouvernement réplique immédiatement en décrétant la loi martiale et en mobilisant. Des dizaines de milliers de soldats viennent réprimer la grève, mais les travailleurs en grève résistent. C’est une véritable révolte armée, une semaine de combat insurrectionnel. Finalement c’est à coups de fusils et de mitrailleuses que la grève est écrasée. Des blindés entrent dans les quartiers ouvriers et un de ces quartiers, une banlieue de Johannesburg, est même bombardé par l’aviation. En tout 200 ouvriers sont tués, 5000 jetés en prison.
Les mineurs blancs ont perdus, mais ils ont montré un courage et une détermination intense. Ils ont montré aussi qu’ils n’hésitaient ni à lutter, ni à écarter les dirigeants qu’ils jugeaient trop mous pour s’organiser par eux même en conseil d’action et prendre les armes. Ils n’ont cependant pas été capables de résister à la répression militaire n’ayant pas cherché de soutien auprès des autres travailleurs. S’ils ont perdu, c’est aussi parce que pendant la grève les mines n’ont pas été réellement paralysées. Les 200 000 travailleurs noirs ont continué à travailler et à faire rentrer de l’argent dans les caisses de la compagnie. Et si ces mineurs noirs ont continué à travailler, soit les trois quarts des mineurs, c’est aussi parce que le comité d’action, qui a dirigé la lutte des travailleurs blancs n’a rien fait pour appeler les noirs à les rejoindre. Il n’a rien fait pour leur tendre la main. Les dirigeants n’ont pas compris que l’intérêt de la grève était d’oublier les préjugés racistes et de s’unir pour être plus fort dans la lutte.
Cette année 1922, la classe ouvrière a subi une terrible défaite, il y’a eu des morts et il y’a eu aussi un sacré coup au moral des ouvriers. Cependant, la bourgeoisie qui possède les mines a eu peur et elle s’est rendu compte que les ouvriers étaient capables de se révolter et de prendre les armes, mais également de mourir au combat.
Alors un certain nombre d’hommes politiques blancs et le patronat vont réfléchir à la meilleure façon de défendre leurs intérêts face à une décennie de montée des luttes chez les travailleurs sud Africains. Les capitalistes ne veulent surtout pas d’une nouvelle révolte qui risquerait d’ébranler leurs profits, leurs mines, leurs usines ou le pouvoir politique. La solution qu’ils inventèrent est une vieille recette, diviser pour mieux régner, mettre en concurrence les ouvriers à l’intérieur de la classe ouvrière : il fallait monter les travailleurs blancs contre les travailleurs noirs afin qu’ils n’aient jamais l’occasion de se battre ensemble pour leurs intérêts.
Pour cela, le parti national joua un rôle central. Parti bourgeois qui cherchait à représenter les afrikaners dans la lutte contre l’impérialisme anglais, il était dirigé par le général Hertzog ayant mené la guerre des Boers contre les anglais, et grand admirateur d’Hitler. En plus de défendre la petite et moyenne bourgeoisie afrikaner, le parti national chercha dès le début à trouver une base populaire chez les blancs pauvres, ouvriers et chômeurs, qui sont sensibles aux arguments des privilèges face aux « indigènes ». Ce qu’il propose aux blancs pauvres, ce n’est pas de s’attaquer aux compagnies minières, fabuleusement riches mais simplement qu’ils doivent être mieux traités que les noirs, qu’il leur faut les meilleurs emplois, qu’il n’y aura plus de chômage pour les blancs qui doivent désormais passer avant les noirs. Ce parti explique aux travailleurs blancs qu’ils seront protégés du chômage et de la pauvreté si on opprime les noirs. Pendant 20 ans le parti national entretient la haine raciste et la coalition avec le parti travailliste devint majoritaire et démontra son aptitude à maintenir l’ordre social à coup de législations racistes et anti ouvrières. Une fraction de ce parti, l’aile la plus nationaliste, raciste et anti communiste, le Parti National purifié se détacha du parti pour se retrouver dans l’opposition à la fin des années 30. En 1948, une véritable vague électorale porta cette aille la plus extrémiste au pouvoir. Ce fut alors l’instauration de l’apartheid.
L’apartheid en anglais, cela veut dire la « séparation ». Pour les racistes du gouvernement, il faut séparer les noirs et les blancs, mais également les métis et les indiens. Chacun doit vivre à part. En fait, cela veut dire qu’il faut bien sûr que les noirs restent enfermés dans les réserves imposées 50 ans plus tôt et pour cela le gouvernement crée des zones réservées aux différentes communautés. Les noirs n’ont pas le droit de trop approcher les blancs sauf si c’est pour leur cirer les chaussures ou leur servir de domestiques. Dans les stades, les blancs et les noirs ont des gradins séparés, il y’a également des toilettes réservés aux blancs. Partout dans le pays des pancartes apparaissent « pour les blancs seulement ». Les relations sexuelles et le mariage entre noirs et blancs sont interdits.
L’Afrique du sud est devenu un pays de fou. En fait tout ce système raciste et barbare a un objectif : écraser les ouvriers noirs, les empêcher de défendre leurs intérêts, créer un peuple d’esclaves pour les patrons des mines et des usines. Les noirs sont obligés de vivre dans des zones spéciales et ne peuvent circuler dans le pays et dans les villes blanches que pour des raisons de travail. Ils sont tout le temps contrôlés et ils doivent montrer à la police des papiers, le « pass », pour prouver qu’ils sont en règle. Les emplois qualifiés sont alors réservés aux ouvriers blancs en vertu de la loi « de réservation des emplois ».
Tous les travailleurs noirs, 80% de la population globale du pays, n’ont aucun droit, la prison ou le travail forcé est à présent la règle pour ceux qui sont en infraction avec le système des laissez passer. Evidemment, les noirs n’ont ni le droit de grève, ni celui de se syndiquer. L’apartheid est une machine à fabriquer, pour la bourgeoisie, une main d’œuvre précaire et corvéable à merci.
3) Premières luttes contre l’apartheid
L’apartheid, la discrimination raciale organisée, destinée à la préservation des privilèges politiques, économiques et sociaux de la bourgeoisie blanche rend la situation difficile, non seulement pour les ouvriers et les exploités, mais également pour la petite bourgeoisie, voire la bourgeoisie noire. Ainsi ce système avait tout de même le désavantage de lier entre eux des ouvriers et des bourgeois noirs. Car les africains ne se sont pas tout de suite laissé faire : il y’a eu des luttes, des manifestations, d’incessants petits conflits entrecoupés parfois de véritables émeutes contre l’apartheid. Ces luttes ont souvent été organisées par l’ANC, parti nationaliste né en 1912. Cette année là, des chefs traditionnels africains, et des petits bourgeois africains, des médecins, des avocats, des commerçants se sont rencontrés et ont décidé de créer l’ANC, pour défendre leurs intérêts. Le congrès fondateurs de l’ANC proclama l’unité du peuple africain et la volonté de lutter pour l’abolition des pratiques discriminatoires. Mais à travers cela, il n’est pas vraiment question de demander l’égalité totale entre les noirs et les blancs ou le droit de vote pour tous les noirs. Il s’agit plutôt pour ses fondateurs, de montrer leur désir d’avoir leur place au côté des classes dirigeantes et de partager avec elles un petit bout du pouvoir.
A l’instauration de l’apartheid, les espoirs des dirigeants de l’ANC se réduisent largement. La situation a poussé un nombre toujours croissant de jeunes de l’ANC à devenir plus durs contre le pouvoir raciste. Parmi les nouveaux dirigeants de l’ANC, il y’a Nelson Mandela qui défend en priorité le droit de vote pour les noirs mais à aucun moment la remise en cause du capitalisme ou du patronat tout puissant. Pour défendre leurs idées, les militants de l’ANC vont organiser des grands mouvements de protestation.
Dans tout le pays, des milliers de noirs se rassemblent, brûlent publiquement leur pass ou organise des campagnes de refus collectif de présentation des papiers qui permettent de circuler. C’est une véritable campagne de défi contre le pouvoir et la police car les contrôles des pass sont un moyen de pression quotidien et constant contre les noirs. Des quartiers entiers descendent dans la rue pour manifester leur colère entre 1952 et 1956. Mais le pouvoir ne cède pas et bien au contraire. La seule réponse des autorités, ce sont des charges de police, des manifestants battus jusqu’au sang à coup de matraques, jetés en prison. En 1960, alors que 5000 personnes se trouvent à une manifestation pacifique pour protester contre l’obliger de présenter le pass, la police va encore plus loin dans l’horreur. A Sharpeville, où cette grande marche de protestation a été organisée et se retrouve devant un poste de police, les forces de l’ordre tirent sur la foule faisant 67 morts et 186 blessés. Ce massacre déclencha une réaction large et massive qui dura plusieurs mois dans tout le pays. Le gouvernement ne parvint à briser ce mouvement qu’après 5 mois d’état d’urgence et une répression qui fit des centaines de morts et des milliers de blessés.
Le gouvernement veut écraser la résistance des noirs contre l’apartheid faisant couler le sang pour semer la terreur chez les gens. Il fait également arrêter le plus de militants possible pour décapiter l’opposition. Il jette en prison des milliers de militants de l’ANC et du parti communiste sud africain. En 1961, un immense procès est organisé que le gouvernement appelle le « procès de la trahison ». Pour les dirigeants racistes, les communistes, qui sont surtout blancs, sont vraiment considérés comme les pires traitres ayant été solidaires des noirs opprimés. Ce procès est l’occasion d’une répression judiciaire anti communiste et de grande ampleur : des centaines de militants, noirs et blancs sont condamnés à de très longues peines de prison. Nelson Mandela est condamné à la perpétuité.
L’Etat a frappé fort et il semblerait qu’il ait gagné la guerre contre les opposants à l’apartheid. L’agitation a été brisée par la répression, un grand nombre de militants sont morts ou en prison et beaucoup se sont enfui à l’étranger, en exil. Pendant 10 ans, les gouvernements au pouvoir sont tranquilles, l’exploitation dans les mines et les usines devient de plus en plus féroce. Cette période permet à la bourgeoisie sud africaine d’encaisser d’énormes profits.
4) La lutte de la classe ouvrière noire contre l’exploitation capitaliste et l’oppression raciale (1972 – 1990s)
La répression systématique à Sharpeville brisa la combativité jusqu’en 1973, année où la classe ouvrière a recommencé à se battre. En 1973, une grève éclate dans une usine de briques à Durban, 2000 ouvriers arrêtent le travail et se rassemblent dans un stade pour discuter de leur revendication principale : de meilleurs salaires. Une centaine de policiers casqués avec chiens et canons à eau arrive aussitôt dans le but d’intimider les grévistes. Cependant, grâce à leur nombre, les grévistes représentent une force dont ils sont bien conscients. Le patron de l’usine tente de leur tendre un piège : il demande à rencontrer une délégation dans le but d’arrêter les meneurs. Les grévistes comprennent le subterfuge, refusent et imposent au patron de venir discuter dans le stade devant les 2000 ouvriers !
Mais ils vont plus loin en allant manifester en pleine ville, réservée aux blancs, derrière un drapeau rouge, arrêtant les voitures et bloquant la circulation. Le lendemain, tous les journaux retracent l’évènement et publient en première page la photo des centaines d’ouvriers défilant dans la ville derrière le drapeau rouge. La grève se répand bientôt dans tout le pays. Les dockers, les manutentionnaires, les ouvriers des usines de mécanique, de produits alimentaires, les nettoyeurs des rues, se mettent également en grève. Le gouvernement ne sait plus où donner de la tête.
La vague de grève finit cependant par refluer. Mais en quelques mois, des dizaines de milliers de travailleurs ont lutté contre leurs patrons, presque toujours pour l’obtention de meilleurs salaires. Il faut bien saisir que l’Afrique du sud est le théâtre à cette époque de luttes incessantes. Les mineurs par exemple se sont durement battus, à plusieurs reprises. La police a tiré sur les grévistes et chaque fois elle en a tué mais elle n’a pas brisé la force des ouvriers. Pour preuve, les compagnies minières ont du reculer légèrement car en trois ans, les salaires ont été multipliés par 4. Et en même temps ces grévistes ont montré que les noirs ne se laisseraient plus faire, qu’ils n’accepteraient jamais, ni la misère, ni l’apartheid. Ils ont montré que les ouvriers étaient capables de faire reculer le pouvoir et les patrons.
Peu à peu dans toutes ces années, de plus en plus de travailleurs noirs, dont beaucoup de jeunes, décident de se battre pour changer la société. Le schéma se répète dans beaucoup d’endroits : les travailleurs noirs s’organisent et créent des syndicats. A chaque fois qu’un syndicat est créé dans une entreprise, la police arrive, le patron licencie ce qui déclenche une grève. Finalement, les travailleurs ont réussi à imposer leurs syndicats et les vagues de luttes se sont accompagnées d’une montée des organisations ouvrières et des syndicats : 740 000 en 1983 par exemple sont organisé dans des syndicats malgré le maintien de leur interdiction par la loi.
Ainsi les ouvriers se battent dans les usines. Mais à côté des réactions des travailleurs, bien souvent sur des revendications économiques, c’est un deuxième feu qui va s’allumer contre le pouvoir. En 1976, Soweto, un immense quartier pauvre qu’on appelle townships explose. Pour se rendre compte de la situation, précisons que Soweto est un véritable bidonville, où vivent un million de travailleurs noirs et où le chômage oscille entre 40 et 50%. Pour presque tous, il n’y a pas d’électricité, il n’y a presque pas d’eau courante.
Le 16 juin 1976, les plus jeunes organisent une grande manifestation contre l’enseignement obligatoire en afrikaans. A 7H du matin, 15 000 élèves, de 10 à 20 ans sont là, ils portent des pancartes, ils lèvent le poing et ils crient « Amandla ! », le pouvoir dans une ambiance joyeuse. La manifestation des jeunes rencontre alors un cordon de policiers qui lance immédiatement des gaz lacrymogènes auxquels les jeunes répondent avec des pierres. La police tira pendant de longues minutes. Il y’eu des dizaines de cadavres sur la route.
La colère explosa à partir de ce moment là. Contre les policiers casqués qui tiraient dans le tas, les jeunes dressèrent des barricades, continuèrent de braver les balles en jetant des pierres, mettent le feu à tous les symboles du pouvoir, les administrations, les bus. Le soir, lorsque les parents rentrent du travail, ils sont attaqués, matraqués, asphyxiés par le gaz de la police. Les parents et les grands frères font alors comme les plus jeunes, eux aussi ils laissent exploser leur colère. A l’exemple de Soweto, dans presque toutes les villes autour de Johannesburg, puis de Pretoria et à des centaines de kilomètres de là dans le Natal, la jeunesse descendit dans la rue.
Pour tout le monde, c’est un très gros choc. Les travailleurs noirs de tout le pays, comprennent qu’il faut se battre à mort contre ce pouvoir qui a assassiné leurs enfants : ils ne veulent plus être traités en esclaves. Mais cette révolte a même touché des blancs. Beaucoup ont simplement peur de la révolte des noirs, mais il y’en a aussi qui prennent alors conscience de la situation des noirs, et qui commencent à réfléchir sur la société. Des blancs vont rejoindre le camp de la lutte contre l’apartheid. Le pouvoir lui, a compris que peut être un jour la colère serait tellement forte qu’il ne serait plus capable de rétablir l’ordre. Que peut être même les noirs finiraient par détruire le régime et les balayer car la situation est proche d’une guerre civile.
Cette guerre contre l’apartheid, contre la misère va durer pendant 15 ans. Régulièrement, les townships explosent et l’Etat réprime sauvagement. La police tire, elle arrête en masse les militants, elle torture et assassine de nombreux prisonniers : comme le plus célèbre d’entre eux, Steve Biko, arrêté, torturé et battu à mort. Pour expliquer son décès, le gouvernement explique qu’il a glissé sous sa douche à cause du savon.
Mais la répression ne suffit pas à rétablir l’ordre. En 1981 et 1982, on assiste à une nouvelle montée des luttes et des revendications ouvrière face à la crise, à l’inflation qui ronge les salaires, pour des augmentations et contre les menaces de licenciements. En 1984, les tensions sociales et politiques montèrent encore d’un cran : la colère de la jeunesse explose et les travailleurs descendent massivement dans les rues. Dans tout le pays, la police est attaquée à coup de pierre et le pouvoir, comme à son habitude, répond par une violence sans pitié. La police tire sur la foule et massacre des dizaines d’innocents. Mais même ces massacres ne peuvent plus empêcher les travailleurs de se révolter. Les massacres renforcent la colère, les émeutes continuent et la police fait de nouvelles victimes. Les bâtiments administratifs sont saccagés, brûlés. Le gouvernement ne peut même plus administrer le pays.
Pour rétablir l’ordre, six mois après les premières émeutes et alors que le mouvement se radicalise, le gouvernement décrète l’état d’urgence en 1985, interdisant toutes manifestations, réunions publiques et faisant ainsi arrêter au hasard des dizaines de milliers de jeunes et de travailleurs. Chez les militants ils arrêtent pèle mêle des dirigeants, des cadres, des militants du rang. En quelques années, le régime va mettre plus de 40 000 prisonniers politiques derrière les barreaux (parfois même des jeunes de 10 ans), de dizaines de milliers de travailleurs seront licenciés. Partout l’armée est envoyée dans les townships et des milliers de soldats envahissent les quartiers ouvriers avec des autos blindés et des mitrailleuses. Les soldats arrêtent des milliers de gens, les battent, les interrogent pendant des heures, sans parler des tortures et des exécutions sommaires. Les blindés circulent dans les rues et tirent sur tout ce qui bouge et avec tout ce qu’ils ont sous la main : gaz, balles en caoutchouc et même balles réelles. La répression est une nouvelle fois féroce.
Mais toute cette barbarie ne suffit pas à calmer la révolte. Cette fois, les travailleurs ne se battront plus séparément. L’oppression politique des noirs, l’apartheid, cette oppression va unir toutes les luttes des travailleurs exploités. Il y’a déjà la révolte des townships, qui est la révolte des ouvriers, mais aussi des chômeurs et des jeunes. Les grèves, dans les usines, vont rapidement suivre.
Le syndicat des mineurs exige des compagnies minières une augmentation de 60% des salaires. Les patrons reculent tout de suite en proposant 16% d’augmentation, mais cela n’est pas suffisant pour les mineurs et ils décident donc de relancer les grèves, paralysant aussi les mines d’or et de diamant du pays. Mais la grève ne reste pas que dans les mines, elle s’étend, et c’est bientôt tout le pays qui entre en grève. La bourgeoisie blanche d’Afrique du sud se trouve frappée en plein cœur, dans son porte feuille ; leurs entreprises ne leur rapportent plus d’argent, et leurs domestiques ne viennent plus nettoyer leurs maisons. Le gouvernement peut toujours envoyer la police, l’armée pour arrêter en masse mais il ne sait plus où donner de la tête car c’est tout le pays qui est en grève et en révolte. L’ensemble du prolétariat à su se soulever contre eux : Les ouvriers sont en grève et les gens au chômage résistent aux forces de répression dans les townships. Dans tout le pays, c’est à présent une atmosphère de guerre civile qui règne.
Alors les patrons, pas si cons, se mettent à réfléchir.
Ils étaient pour l’apartheid tant qu’elle représentait pour eux le moyen d’écraser les travailleurs noirs, les privant de droit. L’apartheid, pendant 40 ans, a permis à la bourgeoisie d’exploiter les travailleurs de la manière la plus dure possible, la plus rentable, d’en faire de véritables esclaves. Elle lui a permis de gagner des fortunes, mais il semble à présent clair à la bourgeoisie sud africaine qu’ils n’auront pas la paix sociale, l’arrêt des révoltes et des grèves tant que l’apartheid continuera.
Tous ces gens, les patrons, les chefs des grandes puissances, ils commencent aussi à avoir peur d’autre chose. Jusqu’où peut aller la révolte des travailleurs de l’Afrique du sud ? Les travailleurs se battent à mort contre l’apartheid mais derrière cela ils se battent contre la misère, contre leurs salaires de famine, contre la vie misérable dans les townships. Et partout dans les usines, les quartiers ouvriers, il y’a des milliers et des milliers de militants qui ont la haine du pouvoir mais aussi des patrons.
Et s’il y avait une révolution en Afrique du sud ? Pour les chefs des grandes puissances, ce serait un vrai cauchemar car ils savent que toute l’Afrique regarde vers l’Afrique du sud. S’il y a le feu en Afrique du sud, il y’aura le feu dans tout le continent : au Zaïre, au Nigéria, dans tous les pays où les peuples vivent dans la misère et sous des dictatures.
Alors les bourgeois sud africains, les plus puissants, ceux qui vivaient de l’exploitation des mines d’or et de diamants, les plus gros industriels et derrière eux l’impérialisme, firent comprendre au gouvernement que l’apartheid ne les intéressait qu’aussi longtemps qu’il leur permettait de surexploiter en paix les millions de travailleurs noirs. Qu’il fallait à présent apaiser les masses. Et pour une partie d’entre eux, cela va même jusqu’à pousser à la discussion et la négociation avec l’ANC, si tel est le prix de la paix sociale.
C’est finalement ce qu’annonce en 1990, le nouveau président Frederik de clerk qui succède à Motha : dans un discours au parlement, diffusé à la télévision, il annonce officiellement la fin de l’apartheid à venir. L’ANC est de nouveau autorisée, Mandela est libéré 9 jours plus tard.
Mais le calcul n’est pas simple.
La bourgeoisie est en réalité partagée : Comment se débarrasser de l’apartheid tout en conservant pour l’essentiel la société sud-africaine telle qu’elle est, c’est-à-dire faire en sorte que les privilégiés d’aujourd’hui restent ceux de demain, que les capitalistes gardent leur propriétés et même les petit-bourgeois, blancs pour l’essentiel, leur mode de vie ? Il y voient d’une part, le risque qu’une partie des blancs, petit-bourgeois de toute sorte, s’opposent par les armes aux concessions que le gouvernement lâcherait sur l’apartheid, d’autre part, surtout, le risque que la population noire ne se contente pas de l’apartheid et entreprennent de mettre à bas définitivement cette société en exigeant que les richesses soient mises au service de la population, sous son contrôle.
D’autant que la fin de l’apartheid signifie pour les noirs l’égalité des droits, égalité juridique au moins sur le papier, et cela signifie également qu’ils auront à présent le droit de vote. Et la le rapport de force apparaît de manière un peu plus clair : 25 millions d’électeurs noirs face aux 5 millions de blancs. Et ces gens qui vont à présent voter sont les même qui se sont révoltés dans la rue, dans les townships et dans les usines : ils ont pris l’habitude de considérer les patrons comme leurs ennemis. Pour de Klerk et la grande bourgeoisie sud africaine, il ne faudrait pas que la fin de l’apartheid soit la porte ouverte à une révolution !
Pour avancer sereinement dans cette voie vers la démocratie, il fallait que le régime trouve des alliés dans la population noire ou ses représentants. Par certains biais, il avait tenté de faire naitre dans la population noire une petite bourgeoisie qui lui serait liée par les intérêts (Homelands avec prétendue indépendance, simili appareil d’état, police, armée, administration). Mais cela est resté relativement sans succès, et Motha, maintenant de Clerk se rendent bien compte qu’ils vont devoir compter et négocier avec ceux pour qui les noirs iront massivement donner leurs voix aux élections : L’ANC. De fait, c’est l’ANC qui a la confiance de l’immense majorité des noirs et l’immense majorité des militants (syndicalistes, anti apartheid, communistes) influant dans la jeunesse sont liés à l’ANC. C’est dans cette perspective que de Clerk décide de s’adresser au dirigeant le plus populaire de l’ANC, Nelson Mandela, pour l’inviter à la table des négociations.
Au début des années 90, on a appris que dès 1986, alors même que la quasi-totalité des dirigeants de l’UDF-ANC était en prison, le gouvernement avait mis en place un cadre de discussion régulier avec Nelson Mandela. Ces réunions avaient ainsi lieu en prison, puisque Mandela était encore prisonnier depuis 27 ans ! Peu de choses ont filtré de ces discussions mais on sait par exemple que c’est dans ce cadre qu’a été négocié la libération de dirigeants de l’ANC condamnés au début des années 60.
Sur le fond, les organisations nationalistes noires et Mandela n’ont bien entendu aucune objection à une solution négociée. Dans ces négociations, chacun se teste car en réalité chacun se prépare à mettre en place progressivement des institutions sur lesquelles reposera le futur pouvoir. L’ANC se prépare également à détourner l’énergie des masses dans l’impasse du nationalisme au nom de la réconciliation nationale et des nécessités de la reconstruction économique du pays. De Klerk annonce alors la libération de Mandela en février 1990. Le jour de sa libération, Mandela fait un discours adressé à la nation. Il y déclare son engagement pour la paix et la réconciliation avec la minorité blanche du pays. Il annonce clairement que la lutte armée de l’ANC n’est pas terminée, mais qu’une solution négociée serait bien évidemment préférable :
« Notre recours à la lutte armée en 1960 avec la formation de l’aile militaire de l’ANC était purement une action défensive contre la violence de l’apartheid. Les facteurs qui ont rendu nécessaire la lutte armée existent toujours aujourd’hui. Nous n’avons aucune option à part continuer. Nous espérons qu’un climat propice à une solution négociée existera bientôt, ce qui rendra inutile la lutte armée. »
Et l’ANC fera tout pour cela ! De 1990 à 1994, le gouvernement et l’ANC négocient pour le partage du pouvoir et durant toute cette période qui reste marquée par des manifestations et des assassinats politiques (Chris Hani, dirigeant du PC sud africain assassiné le 10 avril 1993), Mandela et l’alliance canalisent et réussissent à empêcher les masses pauvres d’aller plus loin et de récolter les fruits de leur mobilisation en poursuivant le combat sur le terrain de la lutte des classes. Ainsi, le rôle joué par les dirigeants de l’ANC dans la vague de colère déclenchée par le meurtre de Chris Hani, la façon dont ils ont réussi à canaliser la colère, la fonction de police qu’ils ont fait remplir aux milliers de militants qui ont assuré le service d’ordre et se sont opposés aux impatients, tout cela s’inscrit parfaitement dans un stade de préparation commencé en 90 : celui de l’arrivée au pouvoir.
D’ailleurs, cela fait bien longtemps, avant même les légalisations de 1990, que les dirigeants de l’ANC, comme ceux du Parti communiste, répètent qu’il n’est pas question de mettre en danger les profits capitalistes. Nelson Mandela est d’ailleurs depuis 1991 un habitué du sommet mondial de Davos, en Suisse, où se retrouve la fine fleur de la politique et de la finance internationales. Ce n’est sûrement pas pour y défendre le niveau de vie des travailleurs noirs. Pas plus que quand il va, comme en mai 1993 à Londres, se porter garant devant les représentants de la finance de la rentabilité des investissements anglais en Afrique du Sud.
5) Que fait Mandela après son élection ?
À la suite des premières élections générales multiraciales du 27 avril 1994, remportées largement par l’ANC (62,6% des voix), Nelson Mandela est élu Président de la république d’Afrique du Sud. Il préside alors le premier gouvernement non racial du pays, en l’occurrence un gouvernement d’unité nationale entre l’ANC, le Parti National et le parti zoulou Inkatha Freedom Party.
Un an plus tard, deux événements faisaient la une des journaux dans le pays : d’une part l’arrêt total des contrôles sur les mouvements de capitaux étrangers entrant ou sortant du pays, d’autre part la visite officielle de la reine d’Angleterre - la première depuis 1947. Ces deux événements n’ont probablement pas suscité grand intérêt dans les townships pauvres d’Afrique du Sud. Tous deux sont pourtant caractéristiques de la voie prise par le nouveau gouvernement et son président.
Les millions de pauvres, essentiellement noirs, qui ont permis à l’ANC d’obtenir une majorité aux élections de l’an passé, espéraient ainsi mettre fin à toutes les conséquences de l’apartheid, c’est-à-dire pas seulement à la ségrégation raciale mais également aux injustices sociales qui en découlaient. Au lieu de cela, ils n’ont vu que les efforts du nouveau régime pour aider la bourgeoisie sud-africaine à augmenter ses profits dans le cadre du marché mondial.
Devant la loi, et dans les bureaux de vote, les blancs et les noirs sont pourtant égaux. En fait la vie s’est améliorée pour une poignée de noirs. Une couche d’hommes d’affaires et de carriéristes noirs ambitieux s’est rapidement élevée dans l’échelle sociale Et pendant ce temps-là, on a dit aux couches les plus pauvres de la population d’oublier leurs luttes passées - et même de travailler normalement le 16 juin 1994, jour de commémoration traditionnel du soulèvement de Soweto, au nom de « l’unité nationale » et pour « assurer un avenir prospère ».
Et pour les blancs les plus pauvres la situation ne s’améliora pas non plus : sur 5 millions de blancs sud africains, 1 million et demi vit avec moins de 150 euros par mois. Ceux là ne sont pas non plus égaux avec la bourgeoisie noire. Pour l’immense majorité de la population, c’est encore la misère, le chômage, les écoles, l’eau, le logement, tout est aussi minables qu’avant. Le gouvernement a également promis de construire 1 million de logements en 5 ans mais le ministre du logement annonce rapidement qu’on ne construirait que 50 000 logement par an, et en 95, on en construit en réalité 2000 !
D’ores et déjà, le régime s’en prend aux squatters à travers tout le pays, en utilisant les mêmes méthodes que l’apartheid. Les commandants de police ont beau être noirs cette fois-ci, leurs attaques sont tout aussi insupportables pour les sans-logis qu’elles le sont devenues au temps de l’apartheid. Un autre secteur du prolétariat se trouve désormais dans la ligne de mire de l’État. Le ministre des Affaires intérieures, Buthelezi, a lancé une campagne contre les prétendus immigrés « illégaux », c’est-à-dire les travailleurs migrants à la recherche d’un emploi qui ont commencé à affluer des pays voisins, mais également du Zaïre, du Nigéria, du Ghana, et même de l’Europe de l’Est, espérant trouver un régime compréhensif. Buthelezi les accuse de « voler le travail des Sud-Africains » et se vante d’avoir repris et « rapatrié » 91 000 Mozambicains et Zimbawéens ainsi que 3 000 ressortissants du Lesotho. Dans le même temps, le ministre “communiste” Ronnie Kasrils annonce en novembre 1992 que 5 millions d’euros seraient utilisés à agrandir le réseau existant de barrières électrifiées le long des frontières sud-africaines pour empêcher l’entrée des immigrés du Mozambique. Le gouvernement envisage même l’établissement d’un système sophistiqué de carte de séjour, système violemment critiqué par certains pour n’être qu’une nouvelle forme de « pass », le symbole honteux des jours de l’apartheid.
En réponse à la politique du gouvernement, il y’a aussi les grèves. Mandela était au pouvoir depuis trois lorsqu’il y’eut une grève des salariés d’une chaine de supermarché. Les grévistes espéraient que le gouvernement serait plus compréhensif. Effectivement ce dernier a répondu à leur appel… en lançant contre eux les chiens et en tirant des balles de caoutchouc. 1000 grévistes sont également arrêtés. Trois mois plus tard, les 3000 ouvriers d’usines de boissons font un mois de grève pour de meilleurs salaires : la police riposte à nouveau et un gréviste est alors tué.
Au lieu de l’amélioration des conditions de vie promise par l’ANC, la population pauvre vit donc se multiplier les programmes de « responsabilisation » destinés à lui faire comprendre que le temps des grèves était révolu. Pendant ce temps, d’anciens leaders syndicaux et autres dignitaires de l’ANC faisaient des carrières fulgurantes dans le monde des affaires, profitant de la complaisance de la bourgeoisie blanche désireuse de s’assurer leur caution.
Plus de dix ans après le démantèlement de l’apartheid, le bilan des bons et loyaux services rendus à la bourgeoisie par l’alliance parle de lui-même : selon les agences internationales, l’Afrique du Sud est aujourd’hui l’un des pays où l’inégalité sociale est la plus élevée au monde, plus encore qu’à l’époque de l’apartheid ! Alors que moins de 20% de la population du pays se partage près de 70% du revenu national, un million d’emplois ont disparu en dix ans. Officiellement, le pays compte 41% de chômeurs contre 27,50% en 1994. Plus significatif encore est le fait qu’au cours de la seconde moitié des années 1990, l’espérance de vie a baissé de dix ans.
C’est sans doute cette catastrophe sociale qui explique ce que cache la progression apparente de l’ANC –la désaffection de l’électorat qui s’exprime d’élection en élection. Mais, malgré cette désaffection, l’ANC continue de toute évidence à jouir auprès de toute une partie des masses du crédit qu’ils ont gardé de l’époque de la lutte contre l’apartheid. Mais ce crédit ne durera pas éternellement. Et il faut espérer que, dans un avenir proche, la classe ouvrière sud-africaine retrouvera le chemin de ses luttes passées, et que cette fois elle balaiera les leurres nationalistes de l’ANC et de ses alliés pour se ranger derrière la bannière de ses intérêts de classe.
Pendant des années, l’apartheid a posé un problème politique aux dirigeants de l’impérialisme, non parce qu’ils en étaient choqués, mais parce qu’ils craignaient que la haine de l’apartheid finisse par unifier les masses pauvres, suffisamment pour leur ouvrir la voie du renversement du capitalisme et pour créer un exemple dangereux pour le reste de l’Afrique. C’est cette crainte qui a conduit l’impérialisme et la bourgeoisie sud-africaine à se débarrasser de l’apartheid. Grâce à Mandela et à l’ANC, la transition hors de l’apartheid s’est bien passée pour l’impérialisme, sans donner lieu aux agitations politiques qu’il pouvait redouter.
Alors la lutte des travailleurs n’est pas finie en Afrique du sud. Si le prolétariat représentait la masse capable de combattre et d’abattre ce système, il n’a malheureusement pas su prendre la tête, la direction politique du mouvement. Cela aurait voulu dire en tant que classe consciente d’elle-même, de son rôle et de sa force, faute d’un parti pour lui donner conscience et cohésion. Il ne suffit pas au pouvoir d’être paralysé pour être renversé. Pour cela, il aurait fallu que se mettent peu à peu en place une organisation démocratique de ces masses en lutte, qu’elle soit contrôlé par la population, dans les « townships », dans les usines, faisant finalement des 25 millions de pauvres et de prolétaires d’Afrique du sud une force unique et irrésistible.
Mais en dehors d’un parti ouvrier, révolutionnaire, capable de porter ces perspectives, ils se sont tournés vers l’ANC, vers la bourgeoisie noire qui entendait bousculer le système pour y prendre sa place. Et ces bourgeois noirs, maintenant, sont les complices des bourgeois blancs. C’est pour cela qu’il faudra que les travailleurs, et tous les pauvres de l’Afrique du sud se battent en mettant à leur tête un vrai parti des travailleurs, un parti révolutionnaire, déterminé à changer vraiment la société.
François (Marseille)
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Publié le 23 février 2016
L’Afrique du Sud et la lutte contre l’apartheid